Analyse du clip « Mountains » de Thylacine
Thylacine est le nom de scène de William Rezé, un compositeur français d’électro que j’ai connu en 2016 avec son album Transsiberian. Mountains est un des titres de son EP Exil sorti en 2015. Le clip, tourné en Bulgarie, a été réalisé par Cyprien Clément-Delmas, photographe et réalisateur français. C’est la combinaison de la musique, des images et de la narration qui rend ce court-métrage musical si saisissant.
La vidéo commence par un travelling descendant sur une statue soviétique, qui n’est pas sans rappeler l’emblème de Mosfilm – la société de production nationale soviétique – qui ouvrait tous les films de l’URSS.


La musique s’élève calmement pendant qu’une voix, celle d’un vieil homme, raconte en bulgare “Ici, le temps est suspendu, comme la brume dans les montagnes”. Des paroles soulignées par le ralenti des images.
Les plans s’enchaînent. Des portraits, que je trouve particulièrement touchants par leur sincérité, rythment la vidéo. La mélancolie du regard du premier homme et les larmes du second — associées à des plans sombres dans un appartement à la décoration soviétique — évoquent la nostalgie et l’oubli. Effectivement, le temps est suspendu et les protagonistes semblent vivre dans le passé…
Les flambeaux monumentaux du plan suivant, hérités de la période soviétique, sont suivis par le portrait d’un homme qui fume, à l’air résigné. Il y a un contraste entre l’immense flamme de pierre et le petit foyer incandescent de la cigarette. Les ambitions grandioses du passé se sont réduites à ce petit bout de foyer qui se consume, tout en consumant la santé de son propriétaire.

Ces flambeaux symbolisent-ils le feu qui animait autrefois son cœur et dont il ne reste plus que des souvenirs paralysés, tout comme la puissance soviétique ? Mais le mot suivant, prononcé par la voix-off, est : “indestructible”. Bien sûr, le sujet est toujours les montagnes qui entourent les habitants, mais peut-être pouvons-nous y voir une allusion à l’idéologie communiste ?
La voix off poursuit : “nous sommes entourés par les montagnes”. En d’autres termes : nous sommes pris au piège. L’homme à la cigarette se tient justement dans un coin sombre, où il ne semble pas y avoir signe de vie. Même les fenêtres sont obstruées, ce qui renforce l’impression d’autarcie et de captivité. Ces habitants semblent prisonniers. Mais de qui ? de quoi ?
Le contraste avec la scène suivante, une vaste étendue extérieure, accentue cette sensation. Un ancien édifice soviétique, peut-être celui dans lequel se trouve cet homme, est survolé par les nuages — évocation du temps qui passe.
La voix poursuit : “un jour, un jeune homme a tenté d’escalader ces montagnes. Il n’est jamais revenu.” Et s’il n’était pas revenu parce qu’il avait réussi ce qu’il avait entrepris et avait trouvé quelque chose de mieux ? Pendant que le narrateur prononce cette phrase, un vieil homme est assis devant sa télévision, ce qui crée un contraste entre le courage et le passage à l’acte — réel — du jeune homme, et l’inertie de celui-ci — qui doit à présent vivre par procuration grâce à sa télévision et avec ses regrets.
Pendant que des violoncelles s’élèvent et donnent plus de profondeur à la musique, les images montrent un homme sur un cheval derrière un panneau. Le cheval fait penser aux Cosaques, originaires du nord de la mer Noire (qui borde l’Est de la Bulgarie), dont le nom signifie étymologiquement “hommes libres” et dont le cheval est le symbole. Selon moi, tout le sujet de ce clip est là : la liberté. Même les flambeaux du début peuvent être interprétés comme un clin d’oeil à la Statue de la Liberté, célèbre pour le flambeau qu’elle tient avec panache à bout de bras.
La fresque socialiste du plan suivant représente des paysans et des prolétaires avec, en son centre, une mère à l’enfant. La volonté de l’artiste était-elle simplement de représenter la maternité ou est-ce une référence à la Vierge ? La religion était proscrite en Union Soviétique, toutefois l’inauguration de cette fresque peut laisser penser que sa réalisation est postérieure à la chute du régime. A moins qu’il ne s’agisse d’une restauration ? C’est une question qui reste ouverte.
La voix-off poursuit son histoire. La phrase “les jeunes ne devraient jamais oublier leur passé” sonne moralisatrice. Elle est directement suivie par “ils ne peuvent pas s’échapper de ces montagnes”, comme s’il y avait un lien de cause à effet. En restant accroché à son passé, on ne s’échappe pas de nos carcans — ici symbolisés par les montagnes. Et justement, la génération qui a vécu à l’époque soviétique semble vivre dans le passé. Le problème est qu’elle veut imposer la même chose à la nouvelle génération. Mais celle-ci résiste car ne pas lâcher prise du passé, c’est rester pris au piège sans pouvoir avancer.
La jeunesse, elle, a soif de liberté. Elle avance, comme le symbolise le trajet en voiture, symbole de vitesse. Le signe d’adieu que fait le jeune garçon aux montagnes survient au moment même où la voix off dit qu’ils ne peuvent pas s’en échapper. D’ailleurs, un de ses amis tire la langue à ce qu’ils ont laissé derrière eux, comme pour narguer ces pères qui n’ont pas su les retenir.

Notons d’ailleurs que la figure maternelle n’est pas présente. Or, le régime soviétique n’est-il pas la quintessence du patriarcat, et particulièrement Staline que l’on appelait “le petit père du peuple” ? Encore une référence.
La musique prend de l’ampleur et dégage un profond sentiment d’évasion, que renforce l’image de la voiture lancée contre le vent. Les jeunes hommes à son bord semblent plus vivants et libres que jamais.
Leur forme d’émancipation ? Le hard rock, les tatouages, la clope… La musique de Thylacine et les images au ralenti nous font prendre de la distance par rapport à l’intensité du moment vécu. Leur besoin d’évasion semble si vital à cet instant… du moins si nous ajoutons la musique aux images. Peut-être sont-ils, après tout, pris au piège eux aussi ?
Je trouve le regard caméra du portrait suivant authentique et pénétrant. J’ai l’impression d’y lire une souffrance universelle, intensifiée par la puissance de la musique et par le zoom sur le visage.
La première femme de cette vidéo apparaît — enfin — dans le plan suivant. Mais elle a les yeux baissés et l’air introverti — ou bien est-elle simplement concentrée ? Elle révèle toutefois toute sa grâce et sa beauté lorsqu’elle commence à danser. Son visage s’adoucit, s’illumine. Son échappatoire à elle, c’est la danse. Elle lui permet de s’élever au-delà de sa condition, comme l’illustre ce mouvement. Son aisance et l’élégance de ses gestes reflètent par ailleurs des années d’entraînement.
Ce n’est pas un hasard si le gymnase occupe une place importante dans cette vidéo. Le sport était en effet un vecteur de la puissance des deux blocs pendant la guerre froide. La danse classique et la lutte sont des héritages encore forts de cette époque dans les anciens pays soviétiques. D’ailleurs, le ralenti sublime les muscles des jeunes lutteurs : la jeunesse est forte, et elle est belle.
Je parlais plus haut d’un sentiment de détresse universel. Le jeune homme suspendu au bord d’un immeuble et celui qui tombe à la renverse avec son fauteuil la renforcent. La vie et toutes les possessions ne tiennent-elles pas à un fil ? A moins que ces images ne soient un autre symbole de liberté : celle d’être celui qui choisit quand tomber.
Les minorités ethniques bulgares ne sont pas oubliées : la peau du jeune homme sur l’attelage est plus mat que les autres. Sa tranquillité immobile contraste avec le trot rapide de son cheval, et son portrait, juste après, est magnifique de sincérité. Lui aussi a un style très particulier. Sa croix est-elle le symbole orthodoxe, la religion principale en Bulgarie, ou un accessoire de mode ? Le silence de ces portraits entretient une aura de mystère, de la même façon que notre âme — notre essence — est invisible et mystérieuse.
Plus tard au crépuscule, les jeunes étanchent dans l’alcool leur soif de liberté. Ils semblent confiants, puissants et immortels, ce qu’accentue la caméra en contre-plongée. Ils jouent d’ailleurs littéralement avec le feu. Souvenez-vous des flambeaux de pierre du début : à l’inverse de ses pères, le feu de la jeunesse brûle plus ardemment que jamais.
Leur soif de liberté est si forte que rien ne semble l’assouvir, alors ils sortent, fument, boivent, dansent… Cette jeunesse se consume à vivre plus intensément que jamais, et la lumière qui clignote rapidement semble souligner leur ivresse.
Puis la musique s’apaise et les portraits — tous statiques et pénétrants, regard caméra — s’enchaînent. Le temps s’est à nouveau arrêté — impression que renforce l’image du rideau gonflé doucement par le vent.
La vidéo s’achève sur des ruines entourées d’un lac, calme et paisible. En choisissant de vivre pleinement, la jeunesse a calmé le feu de son cœur et étanché sa soif de liberté.
Enfin, la caméra remonte dans un travelling sur le monument du début, ce qui clos magistralement la parenthèse qui a été ouverte, 5:24min plus tôt.