Cloud Atlas #1 – analyse de l’introduction du film

“Je ne suis qu’une onde qui entre en interférence avec votre onde de lecteur. Ce qui est intéressant, c’est cette rencontre-interférence. Ainsi, pour chaque lecteur, ce livre sera différent. Un peu comme s’il était vivant et adaptait son sens conformément à votre culture, vos souvenirs, votre sensibilité de lecteur particulier.” L’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Bernard Werber

C’est selon cette philosophie que je me livrerai à l’analyse de Cloud Atlas, mon film préféré pour de nombreuses raisons ; raisons que j’aborderai dans une série d’articles consacrés à cette oeuvre cinématographique, et que je considère également comme philosophique.


Cloud Atlas est un film des sœurs Wachowski (Matrix, V pour Vandetta) et Tom Tykwer (Le Parfum, histoire d’un meurtrier) sorti en mars 2013 et à mon sens passé beaucoup trop inaperçu auprès du grand public. Pourtant, la distribution de cette oeuvre, adaptée du roman de David Mitchell publié en 2004, compte de célèbres noms du cinéma anglo-saxon dont Tom Hanks, Halle Berry, Hugo Weaving, Ben Wishaw ou encore Hugh Grant, pour ne citer qu’eux.

Un prélude poétique et évocateur

La bande originale de Cloud Atlas a été composée par Tom Tykwer, l’un des réalisateurs. C’est également lui qui a créé les musiques de son film Le Parfum, histoire d’un meurtrier.

Ce Sextet — qui dure 6 minutes — est en réalité un ensemble de variations du même thème, qui nous renvoie aux 6 histoires qui finissent par n’en faire plus qu’une, comme cette mélodie où les cordes lient entre elles les notes isolées de piano. Comme nous le verrons dans les prochains articles, chaque histoire implique en effet les mêmes âmes (thèmes), dans des contextes et temps différents (variations).

Le chiffre 6 représente quant à lui le rythme du temps, comme peut en témoigner le système sexagésimal que nous utilisons pour compter les heures et les minutes. Or, Cloud Atlas entremêle justement 6 histoires se déroulant à différentes époques — soulignant ainsi l’importance du temps dans cette histoire.

Une introduction magistralement menée

Cloud Atlas, (Cartographie des nuages en français), s’ouvre sur l’image d’un ciel étoilé particulièrement dégagé vu de la Terre — ou du moins d’une terre. Le titre ainsi que la première image du film évoquent les cieux et suggèrent ainsi l’existence d’un ordre universel. La caméra descend en panoramique sur Zachry (interprété par Tom Hanks), un vieil homme qui semble abîmé par la vie, comme si une entité divine (symbolisée par le ciel et les étoiles) et omnisciente (symbolisée par la caméra en plongée) décidait de concentrer son attention sur l’Histoire — que j’écris volontairement avec un H majuscule — qui va se dérouler sous nos yeux, également omniscients.

Par une nuit qui semble fraîche, Zachry est assis près d’un feu, dans une posture de conteur. Or, si l’on se refère à la culture celte, le Seanchaí ou Shanachie, était celui qui mémorisait et transmettait sous forme de poèmes lyriques — à l’oral bien sûr — les lois, les faits historiques et les légendes du clan. Zachry est ainsi une personnification de la Mémoire, que renforce son âge et son visage marqué par les épreuves de la vie. Le feu est quant à lui symbole de purification, de mort et de renaissance. Or, lorsque l’on connaît l’histoire personnelle de Zachry, ce symbolisme s’impose de façon évidente.

Le récit de Zachry ouvre le film

Ses premières paroles ressemblent à un poème. Les voici, traduites en français :

“Une nuit solitaire. Des lièvres qui hurlent. Le vent qui pénètre jusqu’aux os. Un vent comme ça, rempli de voix”.

Dans la version originale, les allitérations et assonances en w, b et o (“wind” et “bones” par exemple) évoquent le vent lugubre, dont la voix hante Zachry. Ce poème semble avoir été écrit pour Cloud Atlas. Il me fait penser à un autre poème, Les Démons (ou Les Possédés), du grand poète russe Pouchkine, dont les vers récités rappellent également la tempête (de neige, cette fois) :

“Мчатся тучи, вьются тучи […]” (Mchatsya tuchi, v’yutsya tuchi / Les nuages se précipitent, les nuages planent)

Ce titre, célèbre dans la littérature russe, a été repris par Dostoïevski dans son roman éponyme qui “raconte l’histoire de jeunes révolutionnaires voulant renverser l’ordre établi” (source). Or, c’est l’un des thèmes principaux de Cloud Atlas… La coïncidence me semble être trop formidable pour être due au hasard, d’autant plus que les sœurs Wachowski sont d’origine polonaise et sûrement familières des grands classiques russes.

La narration de Zachry est à la fois intradiégétique et destinée au spectateur : “écoute attentivement et je te raconterai la première fois où nous nous sommes rencontrés”, en parlant du mystérieux Vieux Georges qui hante son récit et ses pensées. Le plan suivant montre un jeune homme vu du ciel (toujours ce point de vue omniscient) au XIXème siècle. Or, de toutes les histoires qui vont se dérouler sous nos yeux, celle-ci est bien la première chronologiquement. Le lien entre les deux scènes est le premier indice évoquant le thème de la réincarnation, qui est au cœur de toute l’histoire.

Le jeune homme en question est Adam Ewing (interprété par Jim Sturgess). Il reprend la narration, toujours à la première personne. Lui aussi parle d’une rencontre, celle avec le Dr. Henry Goose. Quelle n’est pas notre surprise de reconnaître le visage de Tom Hanks ! Zachry et le Dr. Goose sont-ils la même personne, ou du moins la même âme ? (Sinon, pourquoi seraient-ils joués par le même acteur ?). L’utilisation du mot ainsi (“And thus it was”) renforce le lien de cause à effet entre l’histoire de Zachry et la rencontre qui se déroule sous nos yeux.

Le Dr. Goose est affairé à fouiller le sable comme s’il cherchait quelque chose. Il est dans une posture bien peu glorieuse, surtout pour un docteur : son arrière-train est l’une des premières images que nous voyons de lui, ce qui contraste avec le plan d’ensemble et en plongée d’Adam. J’aime à croire que rien de tout cela n’est anodin : l’attention du Dr. Goose est tournée vers le sol, vers de basses aspirations, tandis que celle d’Adam est attirée par le paysage autour de lui et s’accroche aux hautes falaises qui l’entourent ; l’un est agenouillé et l’autre debout et même actif (il avance). Ce contraste symbolise-t-il l’essence de ces deux hommes, vile et basse pour l’un et noble et élevée pour l’autre ? Par ailleurs, le Dr. Goose n’inspire pas confiance (son regard semble dément, sa moustache est mal entretenue, son air est désagréable), tandis que le visage d’Adam est doux et son style soigné. Attardons-nous également sur son prénom : Adam est le Premier Homme, que Dieu a créé à son image selon la Bible et le Coran… Goose au contraire signifie littéralement “oie” en anglais et “bête” par extension. Enfin, une autre question reste en suspens : Adam est-il le Vieux Georges ? Pourtant, ce jeune homme délicat, aux joues rouges et étourdi par la chaleur semble bien différent du personnage perfide et terrifiant de l’histoire de Zachry.

Adam et le Dr. Goose

Les scènes s’accélèrent : à peine 30 secondes plus tard, le spectateur est transporté dans les années 1970, dans une voiture conduite par Luisa Rey (interprétée par Halle Berry), qui reprend la narration. La succession de discours subjectifs est une manière de souligner le point de vue omniscient du spectateur. Avec cette nouvelle époque arrive une nouvelle intrigue, cette fois policière : Luisa se demande (à elle ainsi qu’à nous dans une double énonciation) “quel secret se cache dans l’information de Sixsmith (oh ! encore le chiffre 6 😉), pour lequel tuer vaudrait la peine”. Tout comme pour la scène précédente, je vais retenir la dernière question oratoire de Luisa, plus importante qu’il n’y paraît : “Qu’est-ce que je fiche ici ?” (tandis que la caméra s’élève et révèle une usine, vers laquelle se dirige sa voiture). Quant à l’ambiance musicale enfin, elle évolue de concert avec les sauts temporels pour correspondre à la diégèse et éviter les effets anachroniques.

Luisa Rey montrant sa carte de presse

Le fondu au son introduit la scène suivante, également traitée d’un point de vue interne puisque la voix d’un homme énonce ce qu’il est en train de taper sur une machine à écrire : “Bien que ma très grande expérience en qualité d’éditeur m’avait conduit à dédaigner les retours en avant et en arrière dans le temps […], je crois, cher lecteur, que si vous acceptez de patienter encore un peu, vous verrez qu’il existe un mode d’emploi à cette histoire de fous…”. Il s’agit là, encore, d’une double énonciation ! Que voit à ce moment-là le spectateur, si ce n’est le quatrième saut spatio-temporel du film ? Les réalisateurs s’adressent ici au spectateur pour le rassurer. Contrairement aux autres protagonistes, nous ne savons rien de cet homme pour le moment. Il s’agit de Timothy Cavendish (joué par Jim Broadbent), un éditeur vivant à notre époque. J’apprécie particulièrement son histoire, car elle est traitée de façon très humoristique et apporte à ce film, plutôt lourd, des moments de respiration et de folle légèreté.

Timothy Cavendish tapant sur sa machine à écrire

Une cohérence visuelle entre la machine à écrire et les partitions musicales de la scène suivante introduisent une nouvelle intrigue. Sur le premier feuillet, le spectateur a le temps d’apercevoir The Cloud Atlas Symphony by Robert Frobisher (ce titre ne vous rappelle rien ?). Ici, finis les flashforward : nous retournons au début du XXème siècle. Frobisher écrit à Sixsmith (tilt !) pour lui annoncer son suicide avec l’arme de Vyvyan Arys (encore un mystère : qui est-ce ?) et en profite pour énoncer avec philosophie : “Tout le monde dit que le suicide est un acte de lâcheté. C’est pourtant bien loin de la vérité ; se donner la mort demande un grand courage.”. Une opinion qui, présentée ainsi, semble être défendue par les réalisateurs.

Frobisher, prêt à se donner la mort

Un gros plan sur le pistolet de Frobisher clos cette scène, suivie d’un autre gros plan sur les menottes de Sonmi-451 (jouée par Doona Bae) dans une salle d’interrogatoire en 2144. Faut-il y voir un lien symbolique ? Le visage de son inquisiteur est étrange et dénaturé, et ses paroles sont mystérieuses : qu’est-ce que le Ministère de l’Unanimité ? Personnellement, cela m’évoque 1984 de George Orwell. Dans cette scène, nous ne voyons pas le visage de la protagoniste principale et ce n’est pas elle qui parle. D’ailleurs, nous passons d’un point de vue interne à un point de vue externe. Cette rupture s’explique-t-elle par le fait que Sonmi ne soit pas humaine, mais une humanoïde ?

Sonmi-451

Un flashback nous ramène en 1973 aux côtés de Luisa : toutes les histoires ont donc été présentées au spectateur, et elles sont au nombre de 6 😉.

Je vais conclure cette introduction par une parenthèse sur l’évolution de l’action au fil des scènes. Tandis que Zachry est particulièrement statique et filmé en plan serré, les personnages suivants sont tous dans une action allant crescendo : Adam marche à la rencontre du Dr. Goose ; Luisa est certes assise, mais dans une voiture filant à vive allure ; Timothy tape sur une machine à écrire et le bruit du clavier (souligné par la musique, qui n’a pas été interrompue depuis le début des flashbacks) ainsi que le très gros plan sur ses mains, qui dansent à toute vitesse sur les touches, créent un sentiment de précipitation qui tient le spectateur en haleine. Le rythme ralentit quand nous découvrons Frobisher allant vers sa mort. La dernière scène enfin est complètement statique : prisonnière et condamnée, Sonmi-451 semble résignée à son sort. Cela évoque un cycle qui achève une révolution et dont le retour au point de départ n’est pas un retour en arrière, mais une évolution — grâce à l’expérience et au temps — la preuve en est par l’époque avancée de la dernière scène.

Une réflexion sur “Cloud Atlas #1 – analyse de l’introduction du film

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